On peut utilement de se reporter au Discours prononcé par Jules Ferry à la Chambre des députés, le 28 juillet 1885 portant sur « Les fondements de la politique coloniale » Le décor y est clairement planté, il s’agit de trouver des débouchés pour la grande industrie.
Mais le problème réside dans le fait qu’on pourrait considérer, sans circonvolution inutile, que les Valeurs de la République surtout la Fraternité et l’Egalité se voyaient flouées, abaissées par les expéditions coloniales où les lois de la République, la Justice, la morale la plus élémentaire, s’effaçaient devant la force brutale et la rapine comme le montre si bien l’ignoble code de l’indigénat.
Alors comment résoudre cette difficile équation pour Ferry ? En d’autres mots, la difficulté pour le père Jules, consiste à rendre la colonisation acceptable.
Voici un extrait du même discours de Ferry devant les députés pour justifier la colonisation :
Extrait :
« Messieurs, il y a un second point, un second ordre d’idées que je dois également aborder, le plus rapidement possible, croyez-le bien : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question… »
Lisons la suite du discours car encore lui faut-il justifier l’emploi de la force tout en ménageant le principe d’égalité. En effet le père Jules sait très bien que les colons pilleurs des richesses appartenant aux autochtones ne seront pas accueillis par des fleurs.
Extrait : « Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures… » (Rumeurs sur plusieurs bancs à l’extrême gauche.)
Il est donc question, selon Jules Ferry, de races inférieures. Ainsi puisque les noirs relèvent d’une race inférieure à la race blanche, le principe d’égalité tombe comme un fruit trop mûr.
Pour savoir si le contexte historique, selon lequel à peu près tout le monde était supposé être raciste à cette époque, a pu influencer Ferry, il convient très simplement de reprendre un autre discours. Il a été tenu deux jours plus tard à la Chambre des Députés. Il fut tenu par Georges Clémenceau, anticlérical mais également anticolonialiste.
Afin de répondre à Ferry, il affirme haut et fort :
« Races supérieures ! Races inférieures ! C’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation, et de prononcer : homme ou civilisation inférieurs. (…) Regardez l’histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares, et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, et le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur. Voilà l’histoire de notre civilisation… Combien de crimes atroces, effroyables ont été commis au nom de la justice et de la civilisation. Je ne dis rien des vices que l’Européen apporte avec lui : de l’alcool, de l’opium qu’il répand, qu’il impose s’il lui plaît. Et c’est un pareil système que vous essayez de justifier en France dans la patrie des droits de l’Homme !
…Non, il n’y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures ; il y a la lutte pour la vie qui est une nécessité fatale, qu’à mesure que nous nous élevons dans la civilisation, nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit ; mais n’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation ; ne parlons pas de droit, de devoir ! »Plus tard, Jean Jaurès, dans un article de La Petite République sur la colonisation paru le 17 mai 1896, écrit notamment :« …dans toutes les expéditions coloniales, l’injustice capitaliste se complique et s’aggrave d’une exceptionnelle corruption : tous les instincts de déprédation et de rapines, déchaînés au loin par la certitude de l’impunité, et amplifiés par les puissances nouvelles de la spéculation, s’y développent à l’aise; et la férocité sournoise de l’humanité primitive y est merveilleusement mise en œuvre par les plus ingénieux mécanismes de l’engin capitaliste… »
Finalement pourquoi ces mots de races inférieures de Jules Ferry ? La réponse me paraît bien simple : il était de l’intérêt primordial de la classe sociale de Ferry -la bourgeoisie qu’elle soit cléricale ou anticléricale-de s’enrichir quel qu’en fut le prix à payer et même sur le dos d’êtres humains dépourvus d’armée pour les défendre. Voici le mépris teinté de bonne conscience des bourgeois cléricaux et des bourgeois anticléricaux, exactement la même bourgeoisie édifiant la même façade pitoyable ; pour la première « au nom du Père, du Fils et du Saint esprit », pour la seconde « Liberté, Egalité Fraternité » mais derrière ces apparences, ces façades édifiées par ces sinistres pharisiens pour amuser la galerie, leurs vraies valeurs qui leur servent de colonne vertébrale : « Au nom du Fric, du Pognon et de la Sainte Monnaie ! »
Pour terminer, donnons la parole à ce digne représentant de la race inférieure selon Jules Ferry : je veux parler du magnifique poète Aimé Césaire : « On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer. Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’homme arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme.»
Aimé Césaire ou Jules Ferry, au nom de la Dignité des hommes et des femmes sans exception, au nom d’une Justice n’excluant aucun être sur le chemin de la Fraternité, je pense que l’on ne peut pas ne pas choisir clairement car il faut choisir « Ne pas choisir, c’est encore choisir » dit Sartre.
Enfin, pour terminer, à l’évidence le cas Jules Ferry illustre bien que, parfois derrière le discours vertueux, ici de Fraternité et d’Egalité, se cache une sombre réalité tout autre. La Boétie et son Discours de la servitude volontaire: « Mais ils ne font guère mieux ceux d’aujourd’hui, qui avant de commettre leurs crimes, même les plus révoltants les font toujours précéder de quelques jolis discours sur le bien général, l’ordre public et le soulagement des malheureux. » Ces lignes datent de 1574.
Raymond Brunner