ILS ONT BRISE NOTRE CHAÎNE

Mon père m’a transmis son amour pour elle afin qu’au-delà de l’infini qui sépare les corps des âmes, elle reste comme le témoignage du sens de notre éphémère passage. Aussi loin que remonte la mémoire de mes ancêtres, nous lui vouons un amour sans borne car, de génération en génération, nous avons appris à l’aimer, elle si pauvre mais si généreuse : notre terre. Nous lui devons tout. Bien plus qu’une possession, elle est comme le soleil qui réchauffe nos cœurs, comme l’eau qui régénère nos cellules et le feu qui purifie tout, et comme le vent, oui le vent qui porte les senteurs enivrantes. Elle est une partie de nous-mêmes. Elle nous a toujours tout donné ce qu’elle pouvait offrir et nous, en retour, nous avons pour elle qui a, inlassablement, cassé notre dos, meurtri nos mains et épuisé nos forces, cet amour profond proche d’une adoration au point que le Créateur pourrait en prendre ombrage.
Plus que tout, elle nous a offert cet arbre merveilleux au corps noué par les siècles d’efforts. Cet arbre qui va puiser dans son cœur la force de s’élever malgré le soleil qui aurait pu l’accabler et l’absence de pluie qui aurait pu l’assécher. Oui, l’arbre de Paix, l’olivier, enfant merveilleux de la terre aride, s’élève comme un message d’espoir car, malgré le poids des contraintes, cet arbre généreux nous offre le meilleur : cette huile, notre fierté, et ce rameau qui, depuis si longtemps, a fait de nous, les paysans, des hommes de Paix comme si, dans ce long silence des siècles, au cœur du tumulte de la folie des hommes, porté par l’immaculée colombe, un message subtil et magnifique nous avait été transmis comme pour nous dire : « Travaille la terre qui te fait vivre, récolte ses bienfaits et vis en paix avec les Hommes ».
Notre vie, depuis si longtemps, fut rythmée par notre travail sur cette terre des ancêtres dont nous sommes les débiteurs. Infailliblement le temps coulait sur nous sans l’angoisse de notre finitude. Elle était la trace. Nous avions fini par nous identifier à cette nature et sa permanence. Tout allait de soi. Aussi, nous ne pouvons parler de la terre qu’avec notre raison. Celle-ci, au fil des siècles, s’est peu à peu estompée pour laisser libre cours à notre cœur et nos sens sans cesse en éveil.
J’étais un homme comblé dans ce monde harmonieux fait de simplicité, de constance et de respect mutuel. Longtemps j’ai cru que rien ne pouvait perturber ce bel équilibre rythmé par notre travail dont chaque geste était imprégné du savoir transmis par nos anciens. Longtemps j’ai cru que rien ne pouvait entraver cette marche séculaire. Ni les choses, ni les hommes, ne semblaient pouvoir mettre un terme à ce mouvement bienfaiteur où l’acceptation douce de nos devoirs marquait chaque instant de notre vie. Transmettre, toujours transmettre, nous le devions à nos enfants chéris. Oui, cette certitude consolante de nos déboires passagers emplissait nos jours et apaisait nos nuits. Cette chaîne puissance et magnifique nous liait dans le temps comme dans l’espace, et, à chaque génération, ce mouvement vivifiait la tradition et générait en nous une sérénité voluptueuse.
Mais voilà des semaines que je ne dors plus car notre Chaîne sacrée va être brisée. Mon cœur saigne et mon sang n’ira plus irriguer ma terre pour mon enfant. Lors des nuits moites, accablé d’angoisse, la tête posée sur l’oreiller mouillé par ma sueur, les yeux fixés sur les murs de pierres calcaires, de chaux et de terre, je vois défiler mes parents, les parents de mes parents et mes ancêtres. Tous travaillent en paix notre si chère terre. A ma droite mon fils Medhi dort en me lançant des coups de genoux tandis que ma chère Amina, sur l’autre côté, parait s’être abandonnée dans un sommeil profond. Mais je sais bien, moi, que par amour, pour ne pas ajouter à mes angoisses son sentiment partagé d’amputation, elle ferme les yeux, attentive à ma respiration anormalement rapide comme si je venais de courir. Alors, immanquablement, après les visages des vieilles et des vieux du village dont la peau, imprégnée de cette terre, a fini par en prendre la couleur d’abord puis les craquelures, je vois notre perte irrémédiable qui nous charge d’un profond ressentiment que je n’ose pas nommer davantage.
Nous ne sommes pas des soldats mais des paysans. Alors oui, nous devons avant tout préserver la mémoire. Ça, je le sais, nous saurons le faire. Ne jamais oublier car oublier ce serait trahir ceux qui nous ont été les plus chers et comme notre vie est chargée de cette dette que nous avons contractée, nous nous battrons avec nos pauvres moyens.
D’abord contre la haine, je me battrai. Oui je hais cette haine atroce qui m’accable, irrigue mon sang, pourri mon esprit et écourte mes nuits. Cette haine, profondément ancrée en moi, me gangrène depuis ce jour maudit qui m’éloigne de ce que je suis en me rapprochant de ce qu’ils sont. Et je leur en veux davantage encore à ces voleurs de nous avoir amputés ainsi sans vergogne, la conscience parfaitement tranquille. Comment leur souffrance passée a-t-elle pu à ce point leur faire oublier tout sentiment de la plus élémentaire justice ? Comment ont-ils pu à ce point enfreindre la plus élémentaire morale ?
A ces questions, je ne dispose pas de la moindre réponse mais je sais bien qu’à l’instant, les yeux fixés sur le plafond de notre chambre, je pense à ce jour maudit où se propagea dans le village une rumeur qui nous bouleversa. Pour nous rassurer, nous l’avons attribuée à des esprits un peu influençables. Mais, dans le fond de nous-mêmes, nous savions, que, nous aussi, nous ne serions pas épargnés. Alors la peur, déjà, écourta mes nuits. Après ces premières nuits blanches, nous avons accepté de voir la réalité si noire et notre sentiment de révolte et de haine atroce émergea sans que l’on ne puisse la refréner. La haine, l’atroce haine envahissante, fruit ignoble de l’injustice la plus abjecte foulant au pied les droits humains les plus élémentaires qui veulent que la terre appartient, ne peut appartenir qu’à ceux qui l’ont travaillée depuis des siècles et des siècles.
Alors oui, je ne dors plus et, malgré la chaleur accablante, j’ai fermé les volets de la chambre pour ne pas voir ce maudit panneau. Mais en vain car, lorsque je ferme les yeux, je vois, je revois et je revois encore et toujours, ces mains scélérates prenant un clou monstrueux qu’elles ont planté sur ce tronc sacré de mon plus vieux compagnon puis, sans vergogne aucune, elles ont accroché ce panneau symbole du mépris le plus profond, non pas seulement du peuple auquel j’appartiens, mais de l’humanité toute entière. Ma haine qui m’horrifie et m’accable davantage que la chaleur me dit que je ne dois pas accepter ces mots scélérats : « Implantation colonie 27, 1500 logements ».
Mais comment puis-je combattre cette forfaiture moi qui n’ai jamais rien connu d’autre que l’art de travailler et d’aimer la terre et les oliviers, moi qui n’ai comme arme que mes mains noueuses de paysan qui ont toujours accueilli l’étranger et qui ne savent pas se battre ?
Alors il me reste le cri de ma révolte en espérant qu’il fut entendu.
Les puissants qui utilisent la force pour asservir les faibles et servir leur volonté d’hégémonie sont maudits et Dieu les châtiera comme il châtiera ceux qui, beaucoup plus nombreux, tournent leur regard hypocrite et sans valeurs et qui se soumettent, comme des esclaves, aux ignobles pressions pour protéger leurs ignobles intérêts. Les discours les plus vertueux qui acceptent l’injustice sont forfaitures et n’auront jamais la valeur du plus modeste geste de soutien dans la vraie vie des opprimés et des plus faibles.
Et voilà ce dont ils ont profité : notre faiblesse. Auraient-ils mis un seul pied sur notre terre chérie si, comme eux, nous étions protégés par une armée puissante ? Je vomis tous les colons de la Terre, ces monstres abjects que le monde a enfantés.
Moi, je ne possède que quelques arpents de terre mais c’est la terre de mes ancêtres. Je ne suis pas riche mais je suis digne. Je n’ai que peu de culture mais je sais bien des choses sur la vie des hommes. Je ne connais peut-être pas beaucoup de mots, mais j’en connais bien le sens vivant. Mon village est petit mais lorsque l’un de nous tombe, les mains secourables qui ne tendent ne manquent pas pour relever celle ou celui est tombé. La justice y règne depuis toujours avec la douceur qui convient aux humains.
Alors je le dis et le crierai jusqu’à mon dernier souffle : non la justice n’est pas au service de la force mais la force doit toujours s’incliner devant la justice pour protéger les faibles et les opprimés. Le droit, lorsqu’il est fils dégénéré de la seule force, est père de toutes les violences et de tous les vices.
Les malheurs les plus terrifiants du passé ne pourront jamais justifier les actions profondément injustes et immorales du présent
Voilà ce qu’ils ne peuvent entendre ces maudits colons scélérats qui, protégés par leurs soldats sans âme, souillant notre terre, arrachent nos oliviers, piétinent leurs rameaux et brisent notre Chaîne.
Mais j’espère, au plus profond de moi-même, dans mon sang et dans mon souffle, que jamais, à la recherche de nouveaux rameaux, la colombe qui puise son énergie dans le cœur des femmes et des hommes de bonne volonté, n’épuisera ses forces.

Raymond Brunner