PEROUGES LA ROUGE Episode 2/4

Episode 2/4
Je continuai mon chemin parmi les acteurs particulièrement souriants dont certains semblaient répéter. Mais, maintenant je le sens nettement, certains essayaient de contenir un fou-rire. Je me suis dis que ce n’était pas normal de se retenir de rire. Et si c’était de moi qu’ils riaient ? Non, je suis folle ! Folle ? Peut-être pas dans le fond ! Après tout, ce qui arrive est complètement fou. En tout cas, c’est certain, cette présence habituelle ne me conduisit pas à la méfiance. J’étais seulement intriguée par le fait qu’apparemment il y avait plus de caméras que d’habitude et surtout par le fait que celles-ci filmaient. Oui mais quoi ? Qui ? Je me suis dit simplement qu’ils devaient se préparer ainsi à des prises de vues plus difficiles au ponant. En tout cas il y en avait partout et c’est bien la première fois que j’en voyais autant. Tout en marchant je croisais des acteurs qui allaient jouer. J’observais leur air sérieux, la concentration dont ils faisaient preuve. Barthélemy mon amour, te souviens-tu ? Tu étais amusé lorsque je disais que je savais reconnaître par son attitude l’acteur qui allait passer devant la caméra. Tu en riais parce que tu n’en croyais pas un mot surtout lorsque je te précisais que ces acteurs déambulaient le plus souvent la main tenant leur manuscrit derrière le dos. A se demander s’ils s’étaient donnés le mot mais tous, absolument tous, adoptaient cette attitude. C’était presque surréaliste. Enfin je veux dire trop réaliste par rapport à ce que je t’avais dit. C’était un peu comme si ce que je voyais sortait de la réalité alors que je savais bien que je ne rêvais pas. C’était trop conforme à mes déductions pour être vrai et pourtant… Déjà les nobles, dans leurs habits pourpres et mauves, avaient dans le regard la noblesse de leur rang. Les gueux commençaient à tendre la main dans de grands éclats de rires tandis que les commerçants s’affairaient sur leurs échoppes…
J’ai de plus en plus mal au ventre…La peur…
Je reste concentrée ! Il faut que je continue…
Je laissai derrière moi ce passé décalé, déjà un peu étrange, qui n’allait pas tarder à resurgir atrocement comme s’il avait été vomi par un dément et je pris à droite pour remonter la rue du Prince. Un moment je me suis arrêtée devant l’ancienne maison des ducs de Savoie. Et chose étonnante qui n’attira pas autrement mon attention, pas âme qui vive dans le jardin à la française. Aucun curieux n’avait gravi la Tour du Guet qui abrite maintenant les derniers instants de ma vie. Pourtant le portail d’entrée grand ouvert n’empêchait personne d’entrer pour se promener dans les allées gravillonnées où les enfants aiment tant faire des glissades. Les enfants…Barthélemy mon Barthélemy j’aurais tant voulu avoir des enfants avec toi j’aurais tant voulu avoir cet enfant…Et tu n’étais même pas au rendez-vous, toi si ponctuel…
Ne pas me laisser aller à m’attendrir sur moi-même…témoigner…je dois témoigner…Continuer à écrire…Ne pas dire, ne pas écrire qu’un feu douloureux brûle mes entrailles. Continuer à écrire. Absolument, continuer…
Au moment où je laissai derrière moi le jardin, j’entendis un cri strident, effrayant, démentiel et qui n’en finissait pas. Je me retournai brusquement. Les visages impassibles, incroyablement impassibles de ceux qui m’entouraient m’intriguèrent à un point tel que je n’osai même pas demander si quelqu’un avait entendu ce cri dont la réalité ne faisait aucun doute. Je me suis dit seulement : « Ce truc c’est vraiment dingue ! A moins que ce soit un acteur et que je sois la seule à n’avoir pas compris qu’il répétait ! ». Je commençai à être déconcertée, presque mal à l’aise mais à mille lieues de m’imaginer l’horreur qui allait s’ensuivre ! Je passai devant l’hôtel de Savoie où les figurants avaient l’habitude de se changer au gré des scènes. Là encore, je fus étonnée de voir une caméra dans l’hôtel à travers les vitres teintées des fenêtres à meneaux. Tout ce monde paraissait bien joyeux, parfois hilare. Je continuai donc vers la place de la Halle. A ce moment les déments ne pouvaient pas ne pas me côtoyer et je n’en pris pas conscience sinon je me serais enfuie. Mais m’auraient-ils laissée partir ? Je ne le crois pas. Et je me suis perdue comme dans un film dont l’actrice principale -moi-même !- n’aurait rien connu du scénario ! Ma légère inquiétude me conduisit à rechercher, en vain, dans la foule, une tête connue…
Bon dieu les coups reprennent ! La porte va céder ! Je dois oublier ces barbares et me concentrer sur mon témoignage ! Je veux témoigner pour que toi, mon beau Barthélemy, tu puisses donner un sens à cette folie. Ma vie elle-même n’a pas vraiment eu un sens. Je n’ai même pas le sentiment d’avoir commencé à construire quoi que ce soit, alors qu’au moins ma mort ait, elle, un sens compréhensible. Mais comme j’ai peur ! J’éprouve même encore plus de difficultés à respirer, mon cœur va éclater, mes veines sont gonflées. Les monstres seront bientôt là. Je dois être forte…pour nous trois Barthélemy…Pour nous trois…Tu comprends ?…
Je reprends…
Là je me dirige vers l’hôtel de la Halle où je dois te retrouver au bar, toi, mon Barthélemy. Mais tu n’es pas là Barthélemy, en retard pour la première fois ! Et si tu n’es pas là, je suis seule parmi ces gens étrangers, non pas « étrangers », mais bien plutôt « étranges ». Heureusement, par chance-enfin c’est ce que je crois sur le moment- je vois notre voisin de palier si sympathique, si chaleureux. Je me dirige vers lui. Il regarde l’alignement des bouteilles du bar, sa chope de bière à la main. Il semble être ailleurs. Soulagée presque, je m’avance vers lui et lui dis tout simplement : « Bonsoir René ! ». Il tourne la tête vers moi, l’air absent, fixe son regard sur le mien mais reste muet. Je ne comprends pas. Il a l’air complètement absent, de marbre. Alors je lui demande si quelque chose ne va pas et je lui dis qu’il y a une ambiance un peu bizarre mais il reste toujours totalement silencieux et n’arrête pas de me fixer d’un regard qui me semble méprisant et c’est moi qui regarde ailleurs trop gênée par son absence. Je tourne à nouveau mes yeux vers lui. Il est vraiment ailleurs et fixe la mousse de sa bière. Je n’essaie même pas de réitérer mon salut. C’est au moment où je le quitte des yeux qu’il tourne son visage vers moi. Ca me rassure mais alors que nos regards se croisent, je vois dans ses yeux une malveillance et un dégoût abjects. Je me risque, néanmoins, à un nouveau « Bonsoir ! » et en guise de réponse j’ai droit à des propos inintelligibles qu’il me crache au visage. Il me traite de traînée, de pétasse et même de sous-merde. Alors tout le monde éclate de rire ! J’essaye de dire quelque chose, je voudrais répliquer mais mes mots ne peuvent pas sortir de ma bouche. Je suis cette fois-ci totalement déstabilisée car je me sens méprisée, humiliée complètement perdue. Pétrifiée, je ne demande pas mon reste et lui tourne le dos. C’est à ce moment que je prends conscience d’un spectacle dont la vue m’ébranle davantage encore. J’ai l’impression de recevoir un coup de massue sur la tête. Dans la salle des quidams comme moi et des comédiens. Et tous hurlent de rire et se mettent à se conduire d’une façon scandaleuse. Ils rotent, pètent, j’en vois même un pisser dans une carafe. Je vois des femmes à moitié nues se vautrer sur des mâles excités, certaines passent sous les tables parmi des « Oh ! » de satisfaction. Je reste là abasourdie sans comprendre comment un établissement réputé avait pu ainsi se transformer en bouge de bas étage. Je pense aux repas de communions qui sont traditionnellement organisés dans cet établissement respectable devenu un bordel de bas étage. Là, je me dis : mais pourquoi acceptent-ils cette déchéance ? Mais qu’est-ce que je fais là ! Mais qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce qui se passe ? Je tourne à nouveau le regard vers notre voisin qui a disparu. Qu’importe puisque je ne peux même pas me raccrocher à lui pour me retrouver dans une réalité plausible. Je suis de plus en plus ébranlée. Je sens une main qui passe sur mes fesses et je me retourne, la main levée. En vain ! Il y a tant de monde ! Et quand je vois la tête des mecs, leur attitude, je me dis que chacun avait pu m’agresser ainsi. Je laisse tomber et, le souffle coupé, la sueur au front, je sors en vacillant pour respirer l’air frais. Barthélemy ! Je m’accrochais désespérément à l’idée qu’à ce moment cette réalité semblait factice mais elle semblait bien surgir des ombres noires provenant des profondeurs abyssales de l’esprit humain ! Et pourquoi, malgré cette horreur, j’eus le sentiment qu’il ne s’agissait que de l’émergence de ce qui couvait pour ceux qui ne veulent pas voir ? C’était comme si la réalité utilisait un code que je me refusai à comprendre, comme si une main maudite avait soulevé le couvercle d’une infâme marmite qui dégage de effluves nauséabondes. Tu vois mon Barthélemy, je dis n’importe quoi. Je ne comprends même pas complètement moi-même ce que la terreur me fait écrire. L’approche de ma mort m’ouvre l’esprit mais mes yeux ne veulent ou ne peuvent pas voir. En tout cas, à ce moment, je n’y comprenais rien du tout. Vraiment rien !

Raymond Brunner