PÉROUGES LA ROUGE Episode 1/4

Pérouges
La Tour du Guet
Le 24 août 2048
20h15 environ je crois !

Adieu mon Barthélémy je vais mourir dans un instant et j’ai peur, j’ai tellement peur ! Ces cinglés seront bientôt là et je ne pourrais pas me défendre ! J’ai à peine vingt ans et je vais crever ! Je vais crever ! Je suis épouvantée ! Ma main tremble, mon corps tremble, ma vue même se trouble, je vais crever, mais je dois t’écrire. Si j’écris ces lignes mon tendre Barthélemy, c’est parce que je veux témoigner avant de crever sous les coups de ces sauvages. Témoigner, c’est tout ce qui me reste maintenant. O ! Mon doux Barthélemy ! Je vais mourir ! Je vais mourir ! Je ne te reverrais plus jamais ! Ma terreur me tenaille les intestins et j’ai très mal au ventre parce qu’ils vont me massacrer dans quelques minutes. J’ai vu les haches ignobles brandies à bout de bras, leurs épouvantables poignards, j’ai vu la bestialité de leurs regards vomissant une haine totale. J’ai vu une chape mortuaire s’abattre sur Pérouges et je n’ai absolument aucune échappatoire, barricadée dans cette salle où je me suis enfermée pour survivre quelques instants encore. Mais c’est fini pour moi ! Putain, ce que j’ai peur ! Les déments enragés rugissent à quelques mètres de moi. Ils vont me tuer dans cette salle de garde dont la lourde porte ne résistera plus longtemps aux coups de boutoirs assénés par ces cinglés. Leurs hurlements hystériques ne cessent pas un seul instant. Je panique de plus en plus et les saccades de mon souffle s’accélèrent et mon cœur sursaute dans ma poitrine et j’ai tellement peur, tellement…. C’est pas possible ! C’est pas possible ! Je ne mérite pas de mourir de la sorte à vingt ans…Si tu retrouves ma lettre ici, j’espère que tu pourras me lire car ma main tremble de plus en plus. Tout mon corps tremble et j’ai le souffle coupé par cette panique atroce qui me submerge. Comment comprendre cet engrenage infernal ? Il ne peut pas ne pas avoir une explication rationnelle à cela mais je n’en vois aucune. Absolument aucune. Pourquoi cette meute de débiles hurlants veut-elle me tuer ? Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Je vois déjà leurs haches me mutiler atrocement. Je vois leurs poignards s’enfoncer dans ma chair. J’entends mes cris impuissants et leurs rires couvrir mon agonie.
Mais je veux comprendre avant de mourir, comprendre l’incompréhensible. C’est tout ce qui me reste pour recouvrer un semblant de dignité.
Car cela n’a aucun sens de se promener, comme ça, en côtoyant des gens normaux, paisibles, apparemment inoffensifs et qui, tout à coup, se transforment en monstres sanguinaires ! Putain de merde c’est pas possible ? Que s’est-il passé que je n’ai pas compris ? Où cela a-t-il commencé ?…N’importe comment, je dois essayer de me ressaisir sinon on ne comprendra rien et toi, mon tendre Barthélemy, tu ne comprendras jamais comment tu m’as perdue. Je dois témoigner mon Barthélemy ! La vérité, pour toi et pour moi, la faire éclater, c’est vraiment tout ce qui me reste à faire avant de subir leurs coups et passer dans l’au-delà.
Me concentrer malgré tout ce vacarme, voilà il faut que j’essaye…non…pas que j’essaye… il faut que JE me concentre.
Je dois commencer par ce que je crois être le début ou plutôt quelques instants avant le début de ce cauchemar effrayant. Je vais donc te dire ce qui s’est passé et peut-être que toi, si intelligent, si ouvert, si généreux, tu comprendras le déroulement de ces quelques minutes où tout a basculé. Je ne savais pas que c’était le dernier jour de ma vie ! Mon Dieu, je ne savais pas ça ! C’était pourtant un jour comme un autre lorsque je suis entrée à Pérouges, il y a si peu de temps. Ton invitation m’avait ravie.
Il y a …je ne sais pas…une heure, sans doute moins, j’étais bien, heureuse de profiter de cette soirée estivale, en me promenant simplement, comme ça, sans autre but que de te retrouver toi mon fiancé, mon Barthélemy qui n’est pas à mes côtés. Toi mon tendre, ton si beau sourire éblouissant, si franc, si généreux.
J’étais une femme comme les autres et j’entrai à Pérouges en pensant à toi qui m’avait laissé un mot pour me donner rendez-vous à l’hôtel du Roy situé près de la place du Tilleul à 19h45. Je serrais très fort le cadeau que je voulais t’offrir pour ta fête. Je me souviens d’avoir souri de cette heure parce que c’est juste pendant cette émission de télévision que tu aimes tant ! Toi qui aime, comme moi, la télévision, je me suis dit : « Tiens ! Il me donne rendez-vous à l’heure de son émission préférée qu’il ne loupe jamais ! ». Je me suis dit que, dans le fond, t’es un romantique. J’ai même ri en pensant : « Il me préfère à cette émission ! ».
J’entrai donc par la Porte d’en Haut et restai là quelques instants pour admirer une nouvelle fois ces magnifiques maisons de pierres pratiquement intactes depuis le Moyen-Âge. J’en oubliai les pierres rondes qui pavent les rues et qui, parfois, tordent les chevilles fragiles. J’en oubliai que j’attendais avec tant d’angoisses ces résultats d’analyses de sang. J’en oubliai ma dépression qui, parfois, me rend si fragile, sans défense, incapable de lutter et qui rend tes larges épaules secourables parfois si nécessaires. Mais je n’oubliai pas la grande nouvelle que je devais t’annoncer. Je pensai à toi mon Barthélemy et c’est en pensant à toi qui devais partager ma vie que je me jetai dans la gueule du monstre qui semblait sommeiller depuis des siècles sous les pierres polies de la voie. L’enfer portait le masque de la quiétude.
Les coups sur la porte ont cessé ! Plus de bruits ! Mais je sais qu’ils sont toujours là les salauds. Je dois continuer à écrire… ne pas me déconcentrer…
Rapidement donc, je tombai sur l’inévitable équipe cinématographique qui s’affairait sur la place de l’église sainte Marie-Madeleine devant la Maison de Ville. Nul besoin de décors, elle profitait de l’environnement bâti pratiquement inchangé depuis les temps anciens. Maintenant, j’y pense, il me semble que ces gens manifestaient une fébrilité inhabituelle. En règle générale, ils donnent plutôt l’impression de prendre leur temps pour mettre en place leur matériel. Et c’est là que quelque chose a dû se passer sans que j’y prenne garde. Un quelque chose imperceptible que je n’ai pas su sentir. Comme je suis fragile et sotte. Toi, j’en suis certaine, tu aurais senti les choses. Tu sens toujours les coups qui viennent.
Mon Dieu ! Ils s’y mettent à nouveau ! Cette fois-ci, ils gardent le silence et je n’entends que les coups assourdissant portés contre la porte. Et j’en suis encore plus déstabilisée. Immondes salauds…
Je reprends…Me concentrer…C’est là donc que quelque chose a dû se passer mais je ne sais pas vraiment quoi. Je le sens maintenant que je sais que je vais mourir et peut-être davantage parce que la mort qui m’attend impatiemment derrière cette maudite porte qui faiblit de plus en plus relève de l’absurdité la plus totale.