PEROUGES LA ROUGE épisode 3/4 et 4/4

Episode 3/4

Dehors, à quelques mètres du vieux tilleul, étrangement, j’éprouve les pires difficultés à trouver quelqu’un qui ne soit pas figurant. En fait je suis la seule habillée normalement, enfin je veux dire comme aujourd’hui. Je dois me rendre à l’évidence, je suis, comme dans un film, au Moyen Âge et les saltimbanques ont pris possession de la place. Une scène va certainement commencer et je vais me faire engueuler par le metteur en scène, je me sens de trop…J’ai toujours été de trop, j’ai jamais su trouver ma place mon chéri…combien de fois te l’ai-je dit, ce mal-être dont je n’ai jamais trouvé la source. Peut-être qu’avec toi…Tu as raison quand tu dis que je suis une fille fragile mais je n’ai jamais osé te demander ce que tu voulais dire quand tu répétais si souvent -surtout depuis six mois- que ma fragilité ouvrait des perspectives ! Je ne comprendrais donc jamais…
Je reprends, il le faut…
Alors je me dis où sont donc les caméras ! Cette fois-ci je n’en vois aucune et pourtant ces gens ne répètent pas ! Je ne veux pas rentrer dans le bordel, et je ne veux pas me retrouver comme ça sous le champ des caméras que je ne vois pas mais qui doivent bien être là. C’est le plus élémentaire bon sens. Un vieillard édenté, puant la vinasse, aux mains crasseuses à vomir, me propose de boire au goulot de sa bouteille à moitié vide en faisant des gestes obscènes avec une main noire qu’il passe dans son slip. Je n’en reviens pas et je suis complètement écœurée. Je l’envoie chier décidée à arrêter là les conneries. Le vieillard ne demande pas son reste et s’éloigne en hurlant des monstruosités. Je dois reprendre le dessus mais je commence à éprouver le sentiment de plus en plus vif que je ne suis pas à ma place ce qui me perturbe encore davantage. Je regarde mes mains, elles tremblent de plus en plus. Elles qui ont si souvent tremblé. Elles ne mentent pas ! Moi je mens car j’essaye de me persuader que tout à l’heure, j’en rirai !
En tout cas, je me tire ! Caméra ou pas, je me tire ! Ils reprendront bien la scène. Quant aux porcs et aux truies du bar, j’en reparlerai avec le patron. Mais là, plus de question, plus d’état d’âme, je-me-tire !!!
Immédiatement je prends la direction de la rue des Rondes. Il commence à pleuvoir pourtant le ciel est pur et sans tache. Je crois comprendre que ce sont des techniciens que je ne vois pas qui font tomber la pluie avec des lances d’incendie ! Quelle merde ! Manquait plus que ça ! Je cavale en longeant les murs. La pluie artificielle persiste et j’ai l’impression qu’elle me suit. Mais les encorbellements des vieilles maisons me protègent un peu. Au bout d’une cinquantaine de mètres, je dois prendre à gauche et remonter en direction de la Porte d’en Haut. Et là j’en suis absolument certaine, exactement au moment où j’arrive au petit carrefour en T, j’entends un vacarme assourdissant provenant de l’étroite rue que je dois emprunter comme si j’avais moi-même provoqué cette démence soudaine ! Bien évidemment je sursaute ! Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Bien évidemment je m’arrête tétanisée ! Aurais-je pu faire autrement ? Tout en essayant de reprendre mon souffle, je regarde. Et, juste un instant, je crois retrouver mes traces car les choses m’apparaissent alors normales. A une trentaine de mètres, dans un tumulte indescriptible, des comédiens armés de haches et d’épées taillent en pièces d’autres comédiens sans défense. Des hommes et des femmes et même des enfants sont précipités par les fenêtres en poussant des cris de frayeur. Je suis presque rassurée. Il s’agit d’une scène de massacre. Ce doit être évidemment la saint Barthélemy, mon Barthélemy. Je me dis à ce moment que, quand même, aujourd’hui le monde va beaucoup mieux. On a fait bien des progrès et on ne tue pas comme ça les gens pour leurs idées, leur religion…Le respect de l’humain a pris du galon. Le sens de l’histoire… Soudain je remarque que les gens défenestrés tombent vraiment sur les pierres de la rue. Je ne peux détourner mon regard de la scène. Oui, c’est ça, ils tombent bien tous sur les pierres…Il n’y a apparemment rien pour amortir leur chute. Il doit y avoir un truc. Et le massacre continue. Une femme s’échappe du groupe et court dans ma direction. Un soldat la met en joue avec son mousqueton. Je suis dans la ligne de mire et je ne vois que le trou noir de l’arme. J’ai peur de tomber dans le trou mais c’est du cinéma bien-sûr ! Rien ne justifie cette crainte irrationnelle ! Elle n’a pas lieu d’être. Elle est stupide car je suis stupide et un peu dépressive. Un rien m’ébranle ! C’est du cinéma. Du cinéma et rien que ça. Mais j’ai peur quand même. Un bruit sec et puissant et l’arme crache un filet de fumée. La femme s’écroule en hoquetant à une dizaine de mètres de moi. Un filet de sang s’écoule de sa poitrine. Quel trucage étonnant je me dis ! Soudain la femme essaye de se relever, se redresse sur ses bras et tourne le visage vers moi. Je lis dans son regard une détresse indescriptible. Ses yeux vitreux semblent implorer mon aide. Mais c’est complètement idiot puisqu’elle joue la comédie. Ca ne tient pas debout. Elle se traîne sur quelques mètres et me souffle, en crachant du sang : « Ce n’est pas du cinéma ! Ce n’est pas du cinéma ! Fuyez tant qu’il est encore tant ! ». Comme je reste figée, elle reprend : « Mais fuyez donc ! Les monstres sont lâchés, ils vont vous massacrer ! » Puis elle s’écroule, face contre la voie. Alors je suis à la limite de comprendre l’horreur de la situation car, en levant le regard, je comprends, plus que je ne le vois, qu’il n’y pas de caméra, ni sur la rue étroite, ni aux fenêtres. Pas une seule caméra ! S’il y en avait, j’en verrais plusieurs forcément compte tenu de la configuration des lieux. Il y a bien quelque chose qui ne va pas. Je suis peut-être un peu dépressive mais pas folle du tout. A ce moment je sens que quelque chose passe sous mes charentaises. Je baisse les yeux et je vois s’écouler un liquide rouge. Je ne sais pas comment je réussis à le faire, toujours est-il que je trouve le courage de me baisser pour toucher des doigts ce liquide gluant. Pas le moindre doute, l’infirmière que je suis le sait, c’est du sang. Un sang monstrueux coule dans les rigoles, entre les pierres rondes. Là, j’en suis certaine, cette femme est vraiment morte. Mais ce n’est pas possible ! Ces cadavres, ces hurlements de douleurs, ces défenestrations ?…L’horreur ! C’est l’horreur totale ! Ecœurée, terrorisée, je perds mon équilibre et m’accroche à l’arête du mur pour ne pas tomber sur ce liquide, aujourd’hui, écœurant.
C’est à ce moment précis que tout a vraiment basculé sans le moindre doute possible. Au moment précis où, totalement à la dérive, en ruine, je restai appuyée contre le mur, soudainement, sans le moindre decrescendo, le silence le plus absolu s’abat. La pluie s’arrêta à peu près au même moment ou une ou deux secondes plus tard. Alors je tourne les yeux vers ceux qui hurlent et tous me regardent absolument tous même la femme qui se trouve à quelques pas de moi me regarde en crachant du sang, un rictus monstrueux aux lèvres. Là, à cet instant précis, je perds la raison. « Mon dieu, me dis-je, c’est l’enfer ! ». Puis, comme dans un ballet parfaitement construit, en poussant des grognements caverneux qui se transforment rapidement en cris stridents, pas à pas d’abord pour finir par courir dans ma direction, ces déments se jettent sur moi. Je dois fuir dans la direction opposée.
Alors là, je cours aussi vite que je le peux. Je n’ai plus mal, je ne ressens plus rien. Je cours. Mais au bout de deux cents mètres, alors que les hurlements perdurent, je m’arrête un instant devant le grenier à sel pour reprendre mon souffle. Mais je dois repartir. Courir, courir, il me faut courir. Je ne veux pas mourir. Je reprends ma course folle et espère m’échapper par la porte d’en Bas mais cette satanée putain de porte est fermée pour la première fois. Je repars et tout explose dans ma tête. Je siffle plus que j’expire l’air que mes poumons emmagasinent avec de plus en plus de peine. Je ne veux pas mourir ! Maman, maman chérie je ne veux pas mourir ! Je ne pense maintenant qu’à ça, je ne veux pas mourir. Je veux te revoir maman et toi mon Barthélemy. Les chiens continuent à hurler. J’ai l’impression qu’ils ne vont pas plus vite que moi et pourtant, moi j’ai l’impression de me traîner. Arrivée devant le caveau de saint Vincent, je m’effondre, une pierre un peu plus grosse m’a tordu la cheville. Je crois que mon tendon d’Achille est déchiré. Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible ! Je crois entendre des hurlements de rires derrière moi. C’est bien eux et ils approchent. J’arrive à me remettre debout mais j’ai atrocement mal. Je reprends ma course et chaque fois que je pose le pied droit sur le sol noueux, une douleur terrible remonte jusqu’à mes reins. Barthélemy ! Barthélemy, aide-moi, je t’en supplie, aide-moi ! Mes forces m’abandonnent… Continuer quand même… La porte d’en Haut…Elle n’est pas si éloignée. Je sais qu’elle est ouverte puisque j’y suis passée tout à l’heure. Courir, courir, courir. J’arrive près de la porte et je m’aperçois qu’elle, également, est fermée. Comment est-ce possible ? Je suis folle ! C’est ça, je suis folle, complètement folle. Mon esprit s’est définitivement détraqué… Comme les autres se rapprochent, je repars. La Tour de garde, elle est peut-être encore ouverte. M’y enfermer si je le peux et réfléchir. N’importe comment je n’ai pas le choix, je dois passer par là. Rapidement j’y arrive et la porte entrouverte m’invite à entrer. Je monte en sautillant l’escalier en colimaçon et, grâce à la clef restée miraculeusement sur la porte, je m’enferme dans cette salle où j’écris ces quelques lignes après avoir pris ce crayon qui semblait m’attendre sur la table posée à côté d’une fenêtre. Il y avait même des feuilles de papier sur lesquelles j’écris mes derniers mots.

Episode4/4

Quelle horreur ! Un gond vient de céder. C’est fini. Barthélemy, comme je t’ai aimé ! Si tu savais comme je t’ai aimé ! Je souhaite ardemment que tu puisses lire ces lignes en témoignage de mon amour pour toi et pour que tu réussisses à trouver les coupables car il doit bien y avoir des coupables puisque je suis innocente…Les cris redoublent ! C’est la curée. Quelle horreur ! Je vois les mains de ces charognards qui agrippent le haut de la porte pour la faire céder complètement. Je ne pourrai pas mener notre enfant à la vie ! Ils ne m’auront pas vivante ! La fenêtre…je saute.
Adieu mon Barthélemy !

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« STOP ! 1 heure 29 minutes et 35 secondes ! Mesdames et messieurs, PARI GAGNE ! C’est fabuleux, c’est extraordinaire, c’est absolument prodigieux ! Nous applaudissons notre très sympathique et talentueux candidat qui a réussi le pari de cette semaine que notre célèbre émission vous permet d’oser : « PARI FOU!!! ». « PARI FOU de notre célébrissime chaîne de télévision franco-allemande : T F Hun. C’est vraiment magnifique. Venez vers moi mon cher, mon très cher Barthélemy. Vous avez eu chaud n’est-ce pas ! Vous deviez gagner en moins de 1 heure 30 minutes et vous avez réussi ! Mais c’était vraiment limite ! Dix sept secondes ! Vous aviez cru que c’était bien râpé Barthélemy ?
-Ben oui ! Lorsqu’il ne restait plus que cinq minutes mon moral a commencé à baisser un peu mais je suis un gagneur et un gagneur ça ne baisse jamais les bras !
-Vous êtes formidable…
-Un gagneur ça…comment dire…affronte le…marché…et la concurrence…et…l’adversité…Bouffé ou être bouffé ! Moi…
– Vous bouffez ! Magnifique, absolument magnifique !
-Je peux dire un mot ?
-Oui bien sûr très cher ami !
-Je voudrais vraiment remercier du fond du cœur tout d’abord notre voisin René qui ne doit pas être loin. Il a été formidable. Aussi je voudrais remercier mon père qui était déguisé en vieillard crasseux. Il a été vraiment très bon…L’union fait la force…
-Absolument !
-Et puis je voudrais surtout remercier tout les figurants qui ont fait un travail formidable…
-Et puis, cher Barthélemy, vous pouvez vous remercier vous-même d’avoir préparé ce scénario de PARI FOU qui, nous en sommes tous d’accord, d’une rare qualité et d’une…fulgurante efficacité ! Vous avez vraiment mérité cette superbe R 55, un voyage aux States et évidemment notre super lot de un million d’Euros !
Très ému à la vue de la R 55, Barthélemy ne pouvait plus parler. Il brandissait les bras en avant en sautillant comme il l’avait vu faire tant de fois dans les émissions de télé-réalité de la chaîne. C’était vraiment fou ce pari. Mais quelle performance ? Et quel sens de l’humour ! Un 24 août !
Au moment où Barthélemy allait entrer dans la R 55 une clameur monta soudain. Il semblait à certains qu’elle avait bougé. Alors, sous l’œil intéressé d’une caméra, le médecin juge s’approcha de la femme, se pencha sur elle, la palpa et se releva d’un air joyeux-tout le monde participait à la fête-, elle était bien morte, morte sur le coup.
Barthélemy poussa un soupir de soulagement.
L’animateur reprit la parole :
« Pour celles et ceux qui pourrait être éventuellement, comment dire, surpris par le « PARI FOU » de cette semaine, je précise que nous avons accepté ce pari, dans le cadre de nos règles éthiques et après accord de notre comité d’éthique présidé par le célébrissime Professeur de médecine André Lefourchu, chef du laboratoire pharmaceutique Alavie qui sponsorise notre célèbre émission. En effet cette jeune femme était atteinte d’un mal encore incurable et par amour, Barthélemy ne lui a rien dit des résultats catastrophiques, je dis bien ca-tas-tro-phi-ques, des analyses de sang qui la concernaient ce qui lui a permis de vivre ces dernières semaines sans savoir que l’issue fatale de sa maladie allait l’emporter très, très rapidement et très, très certainement. Pour ainsi dire c’est un miracle si cette jeune femme était encore en vie ce matin. Mais notre chaîne a accepté de prendre le risque financier de préparer ce jeu malgré ce gros impondérable ! Merci pour elle Barthélemy, merci pour votre compassion et bravo Barthélemy ! Encore bravo ! Montez dans cette magnifique R 55 et faites le tour de Pérouges pour savourer votre triomphe »
Barthélemy, gonflé de fierté, se lança dans son tour triomphal sous les clameurs des spectateurs maintenant aux fenêtres. La fête commença dans les éclats de rires et les vivats.
La musique courait le long des rues et la nuit annonçait l’ivresse du bonheur.

Raymond Brunner