MENTEUR !

Ma femme et moi-même, nous nous souvenons très bien de ce jour ; c’était il y a vingt ans exactement, nous étions le 21 mai 2039, un samedi. Même si notre désespoir grandissait chaque jour, même si notre amour réciproque nous aidait, un peu, dans cette épreuve atroce, tout cela n’était que peu de chose devant notre rage car, il nous fallait bien le reconnaître, ce commerçant nous avait totalement grugé. Parce que nous avons fait aveuglement confiance à ce bandit en raison de la réputation reconnue de cette maison, nous étions au bord du désespoir car, sur le point de passer de la Classe AAB des Hauts citoyens à la Classe AAA des Très-Hauts, classe tant convoitée, nous risquions une infâmante rétrogradation en classe C des citoyens ordinaires, pire même, des sans-grade, tels ces gagne-misère dont la faiblesse des revenus confinent l’existence dans les endroits réservés à ces pauvres minables comme ceux qui vendent à des mioches abâtardis, de la philosophie ou de l’histoire pour des queues de cerises !
Mais nous voulions tenter quelque chose pour obtenir tout d’abord le remboursement des sommes absolument astronomiques que nous avions investies directement ou indirectement et, ensuite, la reprise de cette véritable saleté qu’il nous avait refilée. Cette sinistre affaire ne pouvant que s’ébruiter, il nous fallait agir rapidement, c’est-à-dire avant que ne se produise cette chute dramatique de déclassement puisque nous avions encore accès à ce type de commerce réservé aux Hauts classés.
Nous n’avions pas choisi de venir un samedi par hasard ; nous savions qu’il y aurait énormément de monde. De ce fait un esclandre public, et son corolaire, la peur du scandale, devait agir davantage en notre faveur. J’avais conscience de me lancer dans une action totalement en décalage compte tenu du Haut classement du magasin. Pour être franc, je savais que c’était particulièrement déplacé mais, perdu pour perdu, autant le faire chuter avec nous. Bref, en entrant ce jour-là dans ce commerce de malheur, nous étions bien décidés à exercer un chantage en provoquant un barouf particulièrement malvenu pour lui.
Ce voyou, en discussion avec un client, ne prêtait pas attention à notre arrivée. Je me rapprochai de lui. Il me reconnut car je l’avais vu la veille pour me plaindre gentiment, d’homme à homme, pour qu’il accepte le principe de la reprise de son produit avarié mais il avait mégoté ne me croyant sans doute qu’à moitié. Cette fois-ci, je gueulai avant même que n’arrive une vendeuse :
-Monsieur c’est intolérable ! Vous n’êtes qu’une sinistre fripouille ! Surtout n’essayer pas de vous trouver une excuse, vous n’en avez aucune ! Je ne sortirai pas de votre infâme boutique sans avoir obtenu gain de cause, c’est-à-dire juste réparation sonnante et trébuchante et bien évidemment je n’oublie pas la reprise de votre produit défectueux ! Je vous conseille fort de ne pas essayer de tourner autour du problème. Je suis ici pour vous entendre dire que vous voulez honorer la réputation de votre maison. Tout autre propos relèverait pour moi de la provocation pure et simple.
Mon intervention brouillonne n’était pas à la hauteur de mes objectifs et je ressentis, au moins, autant de gène que le type. Lui parce qu’un scandale pointait dans son commerce réputé, moi parce que j’avais tout craché comme un crétin, dans un désordre incompréhensible alors que j’aurais dû distiller mon venin plus progressivement. Néanmoins mes vociférations étaient tellement déplacées en ce lieu que l’effet produit fut assez proche de celui que j’avais escompté. Et c’est rien de dire que mon intervention bancale fut écoutée avec attention. J’observai discrètement les clients. Leurs réactions furent immédiates : l’étonnement d’abord puis la stupéfaction. Je savais donc que, même si je n’obtenais pas gain de cause, le préjudice subi par cette crapule serait important. Pour ménager mes effets en deux temps, ma femme était restée en arrière avec cette chose qu’il nous avait vendue. Un vendeur, atterré, détachait difficilement ses yeux des quelques Très Hauts Classés dont les regards réprobateurs n’auguraient rien de bon pour lui.
Ce minable resta quelques instants à me maudire, sans mot dire, esquissant simplement le sourire du commerçant pas habitué à voir dévoiler, et en public, l’image de ce qu’il est : un vil escroc. Notre drame dont il était responsable, il s’en moquait évidemment, mais sa réputation mise en cause…Pingre, ce sale type ne voulait rien comprendre Alors il essaya de mégoter en feignant de garder un flegme de bon aloi :
-Monsieur, je vous en prie ! Je vous en prie ! Je ne comprends pas de quoi vous voulez parler ! Notre maison est irréprochable et je remarque d’ailleurs que c’est bien la première fois, depuis plus d’un siècle et demi que nous sommes installés sur la Place de la Madeleine, qu’un client se plaint du moindre petit problème !
La situation semblait déjà se compliquer et les autres clients commençaient à me regarder avec mépris. L’imbécile s’en aperçut et crut bon d’ajouter :
-Je vous en prie monsieur, vous le savez, dans notre maison, le client est roi, je vous recevrai ce soir pour vous entendre mais de grâce pas de scandale. Vous oubliez où nous sommes et avec qui nous sommes. N’auriez-vous pas vu que six très estimables, Très Hauts Classés vous observent et vous écoutent !
Décidément le type était vraiment trop débile ! Il me fallait agir vite car je sentais qu’il était à deux doigts de faire appel aux vigiles. Je fis donc un signe à ma femme. Elle approcha immédiatement accompagnée par l’objet du litige. Cette fois-ci la réaction des clients fut perceptible sur le champ : un dégoût inimaginable, une stupeur totale. Je crus, un moment, qu’une femme triple A allait vomir. J’avais fait mouche ! Cet imbécile n’avait pas imaginé un seul instant que nous aurions osé sortir de chez nous avec ça ! Mais la situation nous y contraignait car il y avait un mais, un sacré mais. En effet malgré notre préjudice « matériel, direct et certain »comme disent les juristes, malgré le bien fondé de notre démarche, malgré notre plus totale bonne foi, parce que cette crapule était dépourvue du plus petit sens moral, nous étions loin d’être assurés d’obtenir gain de cause car la garantie était expirée ! Le prix absolument prohibitif de l’acquisition nous avait voilé les yeux et, sans que nous nous en rendions vraiment compte, nous avions fini par croire que, dans le fond, les choses ne pouvaient que s’améliorer ! Mais d’évolution favorable, point, rien du tout, seulement un glissement progressif et inéluctable vers l’horreur. Une erreur de ma part sur la date de vente avait fait le reste ! Ce n’était donc pas seulement la malhonnêteté de ce type et, par là, notre indignation, qui conduisaient le ton élevé de mon intervention, mais également, et peut-être surtout, le fait que nous nous retrouvions dans cette triste affaire complètement démuni juridiquement. Et là, pour être tout à fait clair, sans réussite dans notre démarche, nous n’avions même plus l’espoir de remonter en classe B après notre descente en enfer !
Ayant terminé de lui dire mon fait, je lui remis les certificats médicaux qui ne laissaient planer aucun doute sur l’état déplorable de ce qu’il m’avait vendu. Il tripota les documents avec nervosité. Je crois qu’il ne les a pas lus. Etait-ce utile ? Non évidemment, un simple regard, sur cette chose qui restait collée contre la jupe de ma pauvre femme qui ne savait plus où se mettre, suffisait amplement à la compréhension du problème ! Je la prie en pitié et aurais voulu lui dire devant tous mon amour comme je l’avais déjà fait à la télé dans une émission cryptée réservée à la Haute. Afin de pousser mon avantage, je laissai le silence perdurer dans une ambiance pesante où chacun aurait voulu être ailleurs. La gêne et l’effroi, perceptibles chez les clients, et surtout chez ce commerçant de malheur, laissaient planer une chape de plomb au-dessus de nos têtes. Seuls quelques borborygmes de la chose ponctuaient l’ambiance à couper au couteau. Je crois bien que, au fur et à mesure que cette ambiance délétère se développait dans la boutique, je jubilais intérieurement. « Je te tiens fumier ! » me disais-je.
Je ne quittais pas le type des yeux. Je savais qu’il hésitait encore sur sa réaction. Peut-être pensait-il un moment nous faire le coup du : « Faut pas exagérer, il n’est pas si mal que ça » ou « Attention, il ne faut pas se fier aux apparences ». Je compris à son attitude qu’il y renoncerait. Surmontant sa répulsion, il se baissa et examina un peu la chose. Rapidement celle-ci se mit en boule pour échapper à la vérification visuelle du bandit. « Quelle horreur ! me dis-je, une énième fois, ça ne tient debout qu’avec difficulté et pas longtemps ! Le teint dispute la palme de la pâleur à des yeux que l’on croirait morts et, le comble, cette épouvantable habitude de couiner pour un oui ou un non ! Cette exécrable incapacité à se dominer. Je ne brosserais pas un tableau complet si j’omettais de préciser que cette saleté vient constamment se coller à nos guêtres à la moindre contrariété ! Eh oui, vous avez bien compris, ça a même des états d’âme !
J’en étais là de mes sombres constats lorsque l’escroc essaya, dans une démarche désespérée et pitoyable, de faire avancer la chose. Celle-ci résista, beugla un coup, et le mordit à la main. L’autre, n’y tenant plus, eut, pour une fois, une bonne réaction, et lui asséna un beau et bon coup de pied dans les côtes. Je pourrais difficilement trouver les mots justes pour exprimer notre soulagement à ce moment précis. Ma femme me prit par la main tendrement comme pour mieux marquer cet instant de bien-être où l’amour nous submergeait. Nous avions gagné. Ce coup de pied sonnait comme un aveu, une totale culpabilité et foin les délais de garanties et autres sottises.
Il nous remboursa sans discuter et comme je sentis qu’il était sonné, j’en profitais pour me faire rembourser également le prix exorbitant de la location d’un ventre Prémium.
Bien évidemment nous fûmes rétrogradés en classe C. Bien que j’ai finalement bon espoir de retrouver la Classe A, je dois avouer que pas un seul jour ne passe sans que défile devant mes yeux cette odieuse publicité mensongère qui est restée sur la devanture de ce malfrat :
« Maison Flauchon, les meilleurs embryons de Paris ».
Menteur !!!

Raymond Brunner