POUR LA PREMIÈRE FOIS

Comme d’habitude, elle avance, démesurément longue, s’étirant sur plusieurs kilomètres, lentement, très lentement même. On peut estimer sa vitesse à une quinzaine de kilomètres/heure avec de très rares pointes avoisinant une cinquantaine de kilomètres/heure. Aujourd’hui donc tout se passe comme d’habitude. Seul son arrêt total éveille l’attention, comme il y a quelques mois où elle s’était mordue la queue. La presse même en avait relaté le fait.
Comme d’habitude, il y a quelque chose d’indéfinissable à la regarder passer, pratiquement silencieuse, s’allongeant de temps à autre, puis se contractant en poussant un léger râle émaillé de grincement douloureux, dégageant alors ses gaz qui épaississent l’atmosphère irrespirable. Ainsi, certains jours d’automne, enveloppant son sillage d’un brouillard épais et malodorant, elle est invisible à l’œil peu exercé de l’étranger.
Comme d’habitude, elle souffre en découvrant que l’un de ses exutoires, que l’on a pourtant aménagé pour elle afin qu’elle s’y accomplisse, est fermé. Il lui faudra attendre le prochain qui lui également sera peut-être fermé. C’est bien ce qui lui fait peur : voir un jour tous ses exutoires fermés et mourir d’une mort lente, inéluctable. Sa vie est faite d’angoisses sourdes et d’une fixation douloureuse sur l’idée fondamentale que sa vie, comme celle des humains…
Comme d’habitude, patiemment -c’est un ancien- il a attendu son tour. Par saccades, parfois aisément, parfois difficilement ou maladroitement encore, il la pénètre, évitant la blessure. Il sait qu’il ne pourrait reculer. Y penser même serait pure folie.
Il va donc.
Comme d’habitude, il vadonque au petit matin comme des milliers d’autres qui vadonquent comme lui dans l’indifférence en voyant fixement devant lui. Comme des milliers d’autres, il espère l’expulsion qui, toujours, se fait attendre. Alors en attendant, il suit.
Mais ce jour est exceptionnel. Très rapidement-dans le temps évidemment- il se trouve à la tête et, pour la première fois de sa vie, dans les yeux, excité comme il ne l’a jamais été. Alors il fait tout pour précipiter le mouvement et arrive finalement dans l’iris, apercevant au loin la queue. A ce moment précis, elle réagit avec une violence inouïe. Elle expulse un étranger rêveur qu’il ne peut pas voir, persistant à précipiter le mouvement. Lorsqu’il comprend qu’elle l’invite au festin, il est trop tard.
A la dernière seconde de sa vie, il renaît. Il voit des images : celle de sa femme intéressée, celle de ses enfants peinés et celle de son assureur catastrophé.

Raymond Brunner