LA MACHINE INFERNALE

« Vanité des vanités, vanité des vanités, tout est vanité ». A cette époque, je n’avais pas lu l’Ecclésiaste. J’aurais dû. Même si certains textes de l’Ancien Testament me donnent envie de gerber, je dois reconnaître que j’ai trouvé dans l’Ecclésiaste un diamant. Mais cette belle Lumière arriva bien trop tard et ma vie est irrémédiablement brisée.
Chercheur, j’ai donc fait preuve d’un manque flagrant d’humilité qui m’a conduit à repousser les limites des possibles sans me poser la question du pourquoi ni même sans m’interroger sur les implications éthiques de mes recherches. Pour moi, s’évertuer à trouver un sens à ces recherches n’avait strictement aucun sens. Seules les réponses méritaient mon attention et mon intelligence. Ainsi au bout de trente années de travail acharné pendant lesquelles j’ai tout sacrifié, notamment ma femme puis mon fils, j’ai réussi à mettre au point cet engin de malheur, cette machine infernale : la machine à voyager dans le temps !
Malheureusement la machine marcha à merveille.
J’avais cinquante ans et je choisis de me retrouver 15 années plus tôt, exactement le 20 juillet 2045. Une maladie m’avait affaibli et, l’avant-veille, j’étais allé recharger mes batteries en Corse, pour un mois. Ma femme, ce jour-là, présentait sa collection à New-York et allait rentrer le lendemain. Je ne risquais pas de me confronter à des situations dont je n’arrivais pas vraiment à évaluer les risques avec précisions.
Je sortis de la machine le jour choisi et je ressentis immédiatement la canicule qui accablait Paris cet été. Je jetais un regard sur l’horloge atomique du laboratoire. C’était bien ça : le 20 juillet 2045 à 12h35’22’’. Malgré ma préparation psychologique, j’étais ébranlé par ce saut. Je ne sais pas vraiment pourquoi mais je pris la décision d’aller chez nous. Rapidement, en remontant le boulevard, un sentiment de puissance inimaginable s’empara de moi. Le Nobel, ce Nobel, je l’aurai. Mon imbécillité ne connaissait, à cette époque, aucune limite !
Au bout de dix minutes, j’entrai dans notre appartement. Immédiatement je reconnus le parfum d’alors de ma femme. Le choc fut brutal. Celui-ci me conduisit à jeter mon regard par dessus mon épaule et ce que je vis me bouleversa. Nous n’avions pas cheminé ensemble. A peine si nos regards s’étaient croisés. Je me demandai alors pourquoi une femme aussi brillante et séduisante avait accepté de continuer à partager sa vie avec un type comme moi qui l’avait ignorée. Ce parfum des années 45 qui commençait à m’ébranler sonnait comme un rappel du vide de mon existence affective. Jamais je n’avais cessé de penser à ma gloire et maintenant qu’elle était à portée de main, je compris que ma volonté n’était que le reflet d’une vanité incommensurable. Vanité des vanités… Je passai dans toutes les pièces, ne touchant à rien et, lorsque dans notre chambre, je vis son portrait qui y est toujours, je compris enfin à quel point je l’aimais. En remontant le temps, je pus mesurer le temps perdu.
Mon émotion et mon sentiment de culpabilité furent tels que je décidai de mettre un terme à ce voyage. Après tout, je savais que ça marchait. Je sortis précipitamment de l’appartement. Arrivé dans le hall, je m’arrêtai une seconde devant les boîtes aux lettres. Je souris en remarquant qu’une lettre n’était pas correctement introduite dans la fente de notre boîte. Un angle de celle-ci dépassait. Au lieu de la pousser, ce qui aurait été une stupidité de plus, je la pris, ce qui était pire encore. Adressée à ma femme, elle portait au dos le nom d’un ami que nous connaissions bien, un homme intelligent, cultivé et dont le charme, indéniable, faisait succomber de nombreuses femmes. Un peu has-been, il continuait à préférer les lettres papiers aux mails lorsqu’il s’adressait à des amis. Je n’hésitai pas une seule seconde et j’ouvris cette lettre. Aujourd’hui je m’en souviens encore mot pour mot :
« Ma tendre chérie,
Je sais que la vie que tu mènes n’est pas une vie. Je sais que, malgré la présence de Pierre, tu es désespérément seule. Mais je te dois d’être sincère. Je ne supporte plus ces rencontres cachées qui ne sont dignes ni de toi, ni de moi. Aussi je te demande de choisir : lui ou moi. Sans réponse de ta part à ton retour de New York -ce devrait être demain ou après demain- je partirai au loin et j’essayerai de t’oublier. Je t’aime plus que tout au monde. Ton Jean. »
Une fois encore, je n’hésitai pas et, ultime stupidité, je déchirai cette lettre non pas par rage contre lui ou ma femme mais bien contre moi-même. Il avait raison, j’avais été en dessous de tout. Je n’avais plus qu’à filer au laboratoire et revenir d’où je venais. Arrivé dans l’appartement, j’embrassai avec fougue celle que j’aimais. Elle éclata de rire.
Je lui dis :
-Ma chérie habille toi. Ce soir je vous amène au restau toi et notre fils.
C’est alors qu’elle me répondit étonnée:
-Quel fils mon chéri ?

Raymond Brunner