UN VIEUX RÊVE D’ENFANT

Les clapotis joyeux de la fontaine jouaient à couvrir la rumeur apaisante de la rue Victor Bach et la place Edgar Quinet, témoin de cet affrontement amical, résonnait des murmures des jeunes gens attablés aux terrasses des cafés. Les volets mis clos de sa chambre, qui faisaient face à la place, laissaient filtrer cette vie qui l’avait bercée au cours de son adolescence. L’aigle, les serres agrippées à la barre du pied de lit, restait immobile dans la pénombre attendant sans doute que sa maîtresse lui propose un envol qui le mènerait fatalement au morceau de viande mérité tendu entre les doigts de la femme protégés par un gant de cuir épais. Elle, allongée sur le lit, les yeux fixés sur le plafond devenu aussi gris que la couleur de sa peau en plein jour, ne pensait à rien. Elle restait là, absolument calme, déterminée comme jamais, à accomplir le dernier acte de sa vie d’humaine pour mettre un point final à trente années de recherche couronnant ainsi le vieux rêve de l’enfant qu’elle n’avait jamais cessé d’être.
Sa maladie avait été correctement traitée et normalement elle eut dû guérir. Ses médecins, tous des amis de longues dates, ne comprenaient pas pourquoi la maladie ne reculait pas. Mais elle savait mieux que quiconque qu’aucun traitement, aussi judicieux fusse-t-il, ne pouvait quoi que ce soit contre son désir de conserver son mal, de l’entretenir pour qu’il l’aide à passer à l’acte. Elle savait qu’elle n’aurait jamais eu le courage de se suicider ; il fallait donc qu’elle tombât malade et attendre l’irréversible pour, finalement, précipiter un peu le moment du passage. Et son corps avait finalement obéi à son esprit : la maladie ardemment souhaitée comme une délivrance, apparut au bout de 22 mois d’attente alors qu’elle n’avait jamais eu le moindre désagrément de santé. Le moment était donc venu de sauter le pas. Il lui avait suffi d’attendre que la maladie lui entrouvre la porte. Les dernières analyses lui avaient accordé quelques semaines au plus. Elle savait qu’elle pouvait tenter son expérience qui arracherait son esprit à ce corps finissant. Elle y était d’autant plus encouragée que rien ne la retenait hormis, peut-être, le fait de prendre de temps en temps un café sur une des terrasses de la rue piétonne ce qui constituait alors, pour elle, un moment de plaisir simple indéfinissable. Mais elle avait un regard suffisamment lucide sur sa vie affective pour reconnaître son vide. Elle n’aimait pas et personne ne l’aimait. Comme les années avaient passé, elle avait fini par croire que, dorénavant, tout projet à deux relevait davantage d’un refus de voir sa réalité que d’une espérance fondée. C’était son échec mais également son ouverture sur sa maladie. Elle se demanda même si, inconsciemment, elle n’avait pas épousé un tel médiocre pour lui permettre un tel choix.
Son regard se porta sur l’aigle toujours immobile puis elle leva les yeux vers le plafond. Elle se vit, à Stockholm, lorsqu’on lui remit son prix Nobel. Elle n’avait pas tout dit de ses recherches. Elle savait que les problèmes moraux, éthiques qu’elles posaient auraient été un frein à sa liberté. Or ce qu’elle voulait, ce n’était pas faire avancer la science mais simplement réaliser cette intuition géniale selon laquelle la métempsycose ne relevait pas de concepts religieux mais bien d’une vérité scientifique qu’elle se devait d’approfondir. Elle avait réussi et personne n’en sut rien. Elle savait maintenant que son corps, anéanti pas la maladie, connaissait ses derniers frémissements de vie et que son esprit, quittant son corps mort encore chaud allait se loger dans le corps de l’animal le plus proche. Et elle avait toujours rêvé de voler comme un aigle. La fascination qu’elle éprouvait pour cet animal n’avait pas faibli avec les années.
Elle entendit les pas dans l’escalier. Elle savait que, dans quelques secondes, elle verrait pour la dernière fois l’homme qu’elle avait épousé sans trop savoir pourquoi alors. Elle savait qu’elle allait voir pour la dernière fois cet être fade, terne, et sans humour, incapable de sortir des ornières des banalités ou de tenir une conversation d’un quelconque intérêt ressassant toujours et toujours les mêmes mots. Elle savait par exemple qu’en entrant il demanderait pour la énième fois :
-Comment ça va ma chérie ?
Et qu’il ajouterait :
-Ton aigle ne fait pas de grosses bêtises ?
On frappa à la porte de la chambre. Elle dit d’entrer et il entra avec Magali une amie à qui elle avait donné sa confiance. Elle en fut importunée. Elle aurait préféré partir sans penser à ce qui aurait pu la retenir.
-Comment ça va ma chérie ?
« Quel con ! Quel pauvre connard ! » Pensa-t-elle.
Il ajouta évidemment :
-Et ton aigle ? Pas de grosses bêtises ?
Elle leur fit comprendre que sa faiblesse ne lui permettait pas de tenir une conversation et elle leur conseilla de profiter du soleil de la rue piétonne. Ils s’éclipsèrent rapidement.
Alors elle se tourna péniblement vers la table de chevet, ouvrit le tiroir et en sortit un flacon de cachets rouges. Elle en prit quatre -c’était la dose létale-, reposa le flacon sur la table de chevet et attendit. La mort douce devait arriver en moins de cinq minutes. Et en moins de deux minutes, elle entendit les lattes du parquet frémir de plus en plus fortement. Malgré ses difficultés de concentration, elle comprit que ses visiteurs calmaient, à leur façon, leur angoisse. Quels minables ! pensa-t-elle. Les lattes du parquet cognaient de plus en plus fort au rythme de leurs étreintes. Elle sourit en pensant à son amie condamnée à vie à la position du missionnaire… Elle ne leur avait jamais dit qu’elle s’en doutait. Mais là, elle ressentait un profond mépris, non pas parce qu’ils couchaient ensemble mais parce qu’ils n’avaient pas la décence de s’envoyer en l’air ailleurs.
Elle réussit à les oublier. Son regard commençait à se voiler et les lignes de la fenêtre ondulaient doucement. Les lattes du parquet crissaient de plus en plus fort et elle sentit les vibrations se renforcer. Soudain l’aigle commença à s’agiter. C’était la première fois. Elle cligna des yeux pour améliorer sa vue. L’animal fixait la table de chevet. Elle tourna la tête et comprit. Le flacon, sous les coups saccadés portés sur les lattes, sautillait au même rythme et s’approchait du bord de la table. Elle essaya de bouger mais en vain. Ses derniers moments étaient bien arrivés. Elle persista dans son effort en pure perte et le flacon tomba sur le parquet. Les pilules rouges s’éparpillèrent sur le sol. L’aigle quitta son perchoir et se posa. Alors il commença à avaler les pilules qu’il pouvait atteindre. Elle se pétrifia. « Fais pas ça ! Je t’en supplie fais pas ça ! » Mais sa voix l’avait abandonnée. L’aigle continua jusqu’au moment où il commença à sentir ses force l’abandonner également. Alors elle vit, horrifiée, l’animal chanceler quelques secondes puis s’affaler sur le sol. Il mourut.
Quelques secondes plus tard, au moment où elle expira son dernier souffle, elle sentit, parfaitement lucide, courir sur son bras, le léger picotement des pattes d’une araignée.